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Le Gros, le Maigre, le Barbu, le Sanguin, l’Impatient et leurs collègues avaient un point commun : ils pestaient tous contre Ahotep qui les avait arrachés à leur routine pour leur attribuer des postes de blanchisseurs. Il leur fallait plonger vêtements, torchons et tissus divers dans de grands chaudrons, rincer à l’eau claire, tordre le linge, le frapper avec des battoirs en bois, le suspendre afin de le faire sécher, le plier de manière impeccable et parfois même le parfumer. Les maîtresses de maison thébaines avaient retrouvé le goût de la propreté, et la ville entière redevenait peu à peu pimpante, y compris les quartiers populaires.
Le labeur était tellement pénible que les blanchisseurs en oubliaient la menace hyksos et ne songeaient plus qu’à leurs conditions de travail, qu’ils comptaient améliorer en se plaignant auprès de leur contremaître.
— On s’arrête, décida le Sanguin.
— Moi, je ne prends pas ce genre de risque, déclara le Maigre. La princesse est capable de nous envoyer la police.
— On s’arrête parce qu’on manque de savon. Donc, impossible de laver correctement.
— Il n’a pas tort, renchérit le Gros.
L’Impatient abandonna sa pile de linges féminins souillés.
En tant que délégué du personnel, il émit de vives protestations que le contremaître, chargé des robes de lin fragiles, écouta avec attention.
— C’était prévu, révéla-t-il.
— Qu’est-ce qui était prévu… Notre protestation légitime ?
— Mais non, le manque de savon !
— Puisque c’est comme ça, on ne reprend pas le travail.
— Vous pouvez vous reposer jusqu’à la livraison. Ah ! la voici.
D’un pas tranquille, Vent du Nord apportait aux blanchisseurs une belle quantité de savons à base de calcaire et de graisses végétales.
L’âne n’était pas seul. Juste derrière lui, une Ahotep resplendissante dans sa robe d’un jaune léger.
À sa vue, même l’Impatient en eut le souffle coupé.
— Par tous les dieux, ce qu’elle peut être belle ! murmura le Sanguin.
D’un des sacs que portait l’âne, Ahotep sortit une jarre.
— Voici de la bonne bière pour votre déjeuner. Comme le palais est satisfait de vos résultats, vous serez tous augmentés. De plus, le contremaître est autorisé à embaucher des apprentis de sorte que la charge de travail demeure supportable.
Plus personne n’avait envie de protester.
— Nous boirons à votre santé, Majesté, promit le Gros, et à celle de l’enfant que vous portez !
Ahotep avait rétabli de strictes règles d’hygiène. De son point de vue, c’était la base de la lutte armée. Quand la saleté gagnait, le moral s’effritait, la peur et la paresse envahissaient les âmes. Jour après jour, chaque Thébain devait reconquérir sa dignité, et elle dépendait de la propreté de son corps, de ses vêtements et de sa demeure. Des équipes de nettoyage des rues et des ruelles complétaient les efforts des particuliers, et la transformation avait été rapidement perceptible. De nouveau, les Thébains résidaient dans une cité coquette.
Cette modeste victoire sur le désespoir offrait un sens nouveau à leur existence. Au lieu de se morfondre, ils se remettaient à se parler et à s’entraider.
— Les femmes ont recommencé à se maquiller et à se farder, précisa Téti la Petite.
— Tant mieux ! estima Ahotep. Leur beauté, elle aussi, servira à reconstruire notre volonté d’être libres.
— Malheureusement, nous manquerons bientôt de cosmétiques. Les réserves du palais sont presque épuisées, et les fabricants ont quitté Thèbes pour Edfou.
Edfou, à une centaine de kilomètres au sud, à présent en zone occupée…
— Le gouverneur Emheb était l’un de nos plus fidèles soutiens, indiqua Qaris. Comment savoir s’il est encore vivant ? À supposer qu’il le soit, de quelle autonomie dispose-t-il ? Impossible d’utiliser les pigeons sans contact préalable.
— Une seule solution : aller voir sur place.
— Pas toi, Ahotep ! protesta Téti la Petite.
— Qui se méfiera d’un pauvre pêcheur et de sa femme enceinte ?
La barque était modeste, la voile rapiécée, les rames fatiguées, mais le vent du nord soufflait avec régularité et permettait à Séqen et à Ahotep de progresser à bonne allure en direction d’Edfou.
Le jeune pharaon avait bien changé.
À force d’entraînement et d’exercices intensifs, le garçon malingre avait acquis une carrure d’athlète.
— Te sens-tu prêt à devenir père ?
— Grâce à toi, je me sens prêt à remporter tous les combats.
Le jeune couple passa une nuit enchanteresse dans la barque inconfortable, cachée dans un bosquet de papyrus. Seuls au monde pendant quelques heures, ils savaient que leur amour, violent comme l’orage et tendre comme la lumière d’automne, leur donnait une force que nulle épreuve n’éroderait.
Dès l’aube, ils repartirent.
C’est à proximité d’Edfou qu’un bateau de guerre hyksos leur intima l’ordre de stopper. Séqen amena la voile et courba l’échine, tel un esclave soumis.
— Qui es-tu et d’où viens-tu ? demanda un officier aux yeux bridés.
— Je suis un pêcheur d’Edfou et je rentre chez moi.
— Cette femme, c’est la tienne ?
— Oui, seigneur, et elle attend notre enfant.
— Montre-moi ce que tu as péché.
Séqen ouvrit un panier en osier dans lequel se trouvaient trois perches de taille moyenne.
— Tu dois payer le prix du péage.
— Mais, seigneur…
— Ne discute pas et donne-moi ces poissons.
— Je vais avoir un enfant et j’ai besoin de les vendre…
— Ne discute pas, je te dis ! À l’avenir, reste plus près de la ville.
La petite barque accosta entre deux esquifs que retenaient des cordages en papyrus enroulés autour de piquets plantés dans la berge.
Séqen aida Ahotep à reprendre pied sur la terre ferme.
Un bonhomme hirsute les interpella.
— Vous êtes qui, vous ?
— Des pêcheurs.
— Ça m’étonnerait ! Moi, j’en suis un et je connais tous ceux du coin. Vous, vous n’êtes pas d’ici.
Ce qu’elle lut dans les yeux de leur interlocuteur incita Ahotep à révéler une partie de la vérité.
— Nous venons de Thèbes.
— Thèbes… Mais la cité d’Amon a été détruite !
— Les Hyksos mentent. Thèbes est intacte et refuse l’oppression.
— Intacte… Alors, la vie existe encore !
— Edfou est-elle occupée ?
— L’armée de Jannas a massacré la milice locale et pillé nos richesses, puis elle est repartie vers le nord. L’amiral n’a laissé sur place que des policiers. Voilà plus de trois mois que je n’ai pas osé aller en ville, de peur d’être arrêté.
— Le gouverneur Emheb a-t-il été épargné ?
— Je l’ignore. Ne tentez surtout pas d’entrer à Edfou. Jamais vous n’en ressortiriez.
— Quel est l’accès le moins surveillé ?
— La porte de l’est. Mais ne commettez pas cette folie !
— Acceptes-tu de nous aider ?
— Moi, non. Mon existence n’est pas gaie, mais j’y tiens. Peut-être mon frère consentira-t-il à vous accompagner, comme si vous étiez des pêcheurs allant vendre leurs poissons sur le marché. Lui, il paye la police afin de pouvoir travailler.
Le frère consentit.
En voyant le couple s’éloigner avec lui en direction de la ville, l’hirsute eut une moue d’incompréhension. Pourquoi ce jeune gaillard et sa jolie épouse enceinte se jetaient-ils ainsi dans la gueule d’un monstre ?